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L’aventure du poème

à Michel Deguy et Pierre Oster

I

De mort violente
Le poème mourra à l’orée du poème.
Embrigadez mon cœur aux avant-postes.
Il n’y aura plante plus rare
L’argument même du radium.

S’avance une saison d’éclairs
Pour désintégrer l’homme.
Toute une saison d’éclairs
Pour l’orgueil d’être un homme

Et quel gâchis de mots
Aveugles et titubants à la préface !
Au-delà, le mensonge,
L’étonnement sifflé des voyelles
Et le désespoir de n’avoir
Donné d’alibi au langage.

Muette est la nuit au guetteur de naufrages.
Embrigadez mon cœur sentinelle
Jetez-le dans les roues
Du mouvement perpétuel.
Des voix d’enfants dans le crépuscule
Amorcent la mémoire.
Mais tous les mots sont morts de mort venteuse
Entre l’algèbre et le poème.

 

II

Pour peu que la nuit bouge,
Le poème s’arrête,
Navire feux debout, en haute mer.
La Croix du Sud a basculé,
Tous les vents appareillent.
Ils vendangeront les naufrages
Et le cri restera ellipse.

Le poème est en retard de phase,
Il a manqué tous les trains de toutes les gares.
Le temps ne sera éclaté.

Ophélie s’est noyée sous le saule,
Que de neiges depuis sur Elseneur !
Les Rois Mages vieillissants
N’espèrent plus l’Etoile.
La lune a vendu sa légende
Et la terre songeuse a rompu ses amarres.

Je voudrais dire.
Tout est encore à dire de cette terre sans âge.
Qui retrouvera les clés de la langue morte,
La lumière coulée aux secrets du vitrail ?
Qui réinventera l’équation première
Du verbe et du soleil ?

 

III

Entre l’instant et le poème
Dans la plus grande confusion des années-lumière
S’inscrit la titubante aventure du langage,
Le temps du possible impossible.

Je dis « mélèze »
Et des forêts bougent rameuses
Au travers des secrets de houille et de fer
En dérive depuis la première équation du monde.
Je voudrais dire le mélèze
L’aventure certaine de la sève chuchotante
Sous la nuit de l’écorce.

Mais s’échappe l’instant.
Nous nous heurtons aux barreaux du cri
Et la foudre en nos mains s’éteint.
Nous sommes trop loin et trop près
De la pulsation du monde.

Le voyage fut sans histoire.
Des constellations fusèrent au matin
Derrière les vergues
Et le poème se brisa en dentelle d’écume.
Voyageurs nous avions fait nôtres
L’ample respiration et parfois la sueur des mots.
Nous avions éclaté en cristaux
Les veines souterraines du langage.
Nous avons été trompés par le poème.

Car le poème s’est condamné à mort.
Le poème a trahi l’émotion,
L’émotion a trahi la mémoire.
Le poème n’eut pas d’histoire
Comme le temps oblique de l’ombre sous les feuilles.
Il me suffit de dire « vent »
Pour trahir les cyclones.
Je dis « eau » pour haute mort,
J’épelle « fleuve »
Mais que sais-je de l’enfance des fontaines ?

Comme l’ordre des matins
Le poème resurgit du fleuve souterrain
Où se perd toute mémoire.
Je serai le rameur du verbe.
Je remonterai le poème.

 

IV

Les paysages meurent de partance
Dedans les graphies d’une nuit venteuse
Et la clé des visages rouille,
Oubliée dans quelque terrain vague.

Les moulins de la parole
N’ont plus rien à se mettre sous la dent
Et le poème a fait naufrage
Aux quatre coins de l’écriture.

Je vais me taire. Et mon silence
Demeurera comme une chose
Infiniment fragile, infiniment patiente
En filigrane de ce qui reste à dire.

Et peut-être un jour, fléché de sa propre lumière,
A un enfant qui n’aura rien appris
Hors l’Evangile de la terre germeuse
Et le pèlerinage espéré des sources vers la mer,
Le monde sera royalement redonné
La clé retrouvée des visages,
Le secret des paysages en marche
Depuis l’autre versant du cœur.

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